17 juin 2009 - 13:36
Par Cyril Piquemal
La campagne électorale iranienne a été la caisse de résonnance d’une profonde attente de changement. Mais pas là où le regard occidental mal avisé penserait la trouver. La période de campagne n’a jamais été un referendum pour ou contre la République islamique. Là n’était pas l’enjeu du scrutin, contrairement à ce qu’une interprétation rétrospective et erronée de l’histoire pourrait laisser croire.
La campagne s’est focalisée sur les enjeux économiques, les réformateurs Mir Hussein Moussavi et Mehdi Karoubi capitalisant sur le mécontentement social grandissant dans les principales villes d’un pays frappé par l’inflation, la gabegie administrative et la corruption, la captation au profit de quelques-uns de la manne pétrolière.
Pour autant, le trucage du vote et les manifestations de Téhéran pourraient changer la donne et élargir le champ des revendications vers une mise en cause plus profonde du régime, dans une société jeune et éduquée, qui a profondément muté au gré des contacts avec sa diaspora.
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Donnée essentielle à la compréhension de la réalité politique iranienne, les candidats « réformateurs » de l’élection présidentielle ont été des piliers de la révolution de 1979. Moussavi fut le Premier ministre de l’Ayatollah Khomeini au début des années 1980 et Karoubi est un hojatoleslem (mollah de rang intermédiaire), ancien compagnon de route du « Guide suprême ».
Ces choix révèlent la complexité politique et religieuse iranienne, traversée par des lignes de fractures qui divisent y compris le clergé chiite. Il y a en effet des mollahs et des laïcs néo-fondamentalistes, profondément hostiles à la République islamique, qu’ils considèrent comme un dévoiement de l’islam. Et au contraire des tenants de l’islam politique, mais avec des différences sensibles qui vont du libéralisme réformateur au conservatisme intransigeant, souvent assimilé à la « ligne générale » du régime.
En tout état de cause, l’intelligence du camp « réformateur » a été de présenter des candidats acceptables aux yeux des caciques du régime. Affaiblis depuis la victoire en 2005 de Mahmoud Ahmadinejad face à l’ancien président Khatami, marginalisés par l’absence d'équilibre politique, les réformateurs savaient qu’ils ne sortiraient pas vainqueurs d'une épreuve de force directe avec le « Guide de la révolution », Ali Khamenei.
Pour les réformateurs, l’objectif a toujours été d’établir un équilibre entre les différents centres de décision du pouvoir, indispensable à l'amorce d'une libéralisation. Cette stratégie graduée et pragmatique s’explique par la complexité de l’ « archipel » institutionnel iranien, aucune enceinte n’ayant seule la capacité de définir la ligne politique du régime, mais chacune ayant un pouvoir de nuisance suffisant pour neutraliser toutes les autres.
A côté de la Présidence de la république et des institutions civiles élues (notamment la Majles, le Parlement) cohabitent des instances politico-religieuses qui sont les véritables piliers de la République islamique : le « Guide de la Révolution », en la personne de l’Ayatollah Ali Khamenei, successeur de Khomeini ; le conseil des experts, constitué de 86 membres du clergé « vertueux et cultivés » qui élisent le « Guide » et se prononcent sur l’éligibilité des candidats aux différentes élections ; le conseil des gardiens, constitué de 12 juristes (dont 6 clercs nommés par le « Guide ») qui veille à l’application de la Constitution ainsi que de la Charia et peut opposer son veto aux lois votées par le Parlement ; le conseil du discernement, qui sert de corps consultatif au « Guide » et d’instance de médiation entre le Parlement et les Gardiens.
Cet éclatement du pouvoir iranien est la forêt cachée derrière l’omniprésence médiatique d’Ahmadinejad. Deux conclusions à en tirer : rien ne se fait en Iran si le « Guide » et les mollahs qui le soutiennent y sont opposés ; la multiplicité des lieux de pouvoir encourage les tendances conservatrices du régime, la capacité de neutralisation réciproque jouant un rôle de régulation et d’équilibre, dont profite l’Ayatollah Ali Khameney.
Ce dernier cultive un réalisme politique mis au service exclusif de la consolidation de la République islamique. La ligne : souffler le chaud et le froid, notamment en politique étrangère ; garder pour cela plusieurs fers au feu et ne se fermer aucune porte ; instrumentaliser en tant que de besoin, selon les circonstances, les différentes forces politiques en présence, qu’elles soient conservatrices et ultranationalistes (Ahmadinejad), « libérales » (Rafsandjani) ou « réformatrices » (Khatami et ses successeurs). Sa préoccupation vitale : éviter toute tentation de changement de régime imposée – par la force ou l’influence – de l’extérieur.
Cette stratégie prend tout son sens sur le dossier nucléaire. L’Iran procède dans sa centrale de Natanz à des activités d’enrichissement d’uranium par centrifugation, dont de nombreux indices semblent indiquer la destination militaire. A minima, le régime a toujours veillé à entretenir une profonde ambiguïté sur ses intentions, meilleur moyen d’entretenir la division du Conseil de sécurité sur les sanctions à prendre et de rendre coûteuse l’hypothèse d’une intervention militaire américaine ou israélienne. Histoire aussi de gagner du temps et de se donner les moyens de maîtriser la technologie nucléaire militaire.
Ahmadinejad a crédibilisé la posture de fermeté de l’Iran, recourant aux démonstrations de force (tirs de missiles balistiques) et à une rhétorique volontairement outrancière, antisémite, guerrière et nationaliste. Mais sa logorrhée a toujours été proférée dans le cadre d’un régime de liberté surveillée. Aux yeux des religieux conservateurs, l’ancien basiji (milicien islamique) offre l’avantage de ressouder une société iranienne fragmentée, gagnée par la sécularisation, mais restée profondément patriote. Les conservateurs ont néanmoins toujours veillé à contenir la surenchère d’Ahmadinejad, de manière à ne pas atteindre le seuil au-delà duquel la République islamique fédèrerait contre elle les oppositions, intérieures et extérieures.
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Par les réactions massives qu’ils suscitent, les résultats de l’élection du 12 juin bouleversent cet équilibre et ouvrent une période d’incertitude politique majeure. Le « Guide » Ali Khamenei a commis l’erreur politique de méconnaître les aspirations du peuple iranien. A tout le moins a-t-il mal évalué les coûts et bénéfices qu’il retirerait d’une réélection truquée d’Ahmadinedjad.
Sur le plan extérieur, il est probable qu’il ait voulu éviter d’afficher un signal d’ouverture trop brutal, suite à la main tendue par Barack Obama. Il aurait alors perdu le confort d’une posture fondée sur le clair-obscur et le gain de temps. Sur le plan de la politique intérieure, sans doute s’est-il convaincu (ou laisser convaincre) qu’Ahmadinejad était le seul véritable défenseur des fondamentaux de la Révolution islamique, socle de son pouvoir et de sa légitimité politique.
Aujourd’hui, la situation est mouvante du fait de trois incertitudes :
1) L’attitude du « Guide » et du Conseil des gardiens
Seul Ali Khamenei dispose aujourd’hui du pouvoir réel de faire invalider les résultats, désavouant ainsi un candidat qu’il soutenait. Mais il affronte le dilemme suivant : annuler l’élection et éviter un embrasement d’un côté, au risque d’ouvrir le champ à un camp réformateur conforté et plus ambitieux que jamais ; s’enfoncer dans la répression de l’autre, au risque de provoquer une mise en cause de la République islamique dans ses fondations. Le premier scénario pourrait inaugurer une évolution similaire à celle connue par la Pologne au début des années 1980, avec l’émergence de Solidarnosc (voir chronique de Bernard Guetta) ; le second sur une implosion violente.
2) La position des leaders réformateurs, Moussavi et Karoubi
Tous deux avaient sans doute le profil pour une élection régulière, mais sauront-ils prendre la tête d’une contestation populaire et dépasser leurs divisions ? Dès lundi, Mir Hussein Moussavi appelait au calme, ne voulant pas prêter le flanc à ceux qui l’auraient accusé de jeter de l’huile sur le feu.
Mais il ne pourra longtemps demeurer en retrait, sous peine d’être dépassé par sa base. La situation dégénérerait alors en affrontement direct et sanglant entre les électeurs grugés et le pouvoir, soutenu par les éléments conservateurs et nationalistes de la société iranienne (Pasdaran, fonctionnaires payés par le pouvoir notamment).
3) La société iranienne
Loin des caricatures, la société iranienne n’est pas repliée sur elle-même ni imperméable aux évolutions monde. Les écrits de Faribah Abdelkah montrent l’influence qu’ont eu Internet et les échanges avec la diaspora (l’émigration de nombreux Iraniens nourrissant dans toutes les familles un imaginaire de l’extraversion) ainsi que le haut niveau d’éducation de la société iranienne, notamment chez les femmes.
Une population jeune donc, avide de consommation, frappée par la crise économique, soucieuse d’avoir des perspectives. Mais on ne sait pas aujourd’hui s’il existe un consensus politique en Iran : le pouvoir en est-il à un stade soviétique de calcification en profondeur ? Ou bien tient-il encore grâce à des racines plongeant profondément dans la population iranienne ?
Dans l’hypothèse où une accélération de l’histoire conduirait une part croissante de la population à souhaiter une évolution profonde du régime, comment réagiraient ceux qui aujourd’hui sont les soutiens du régime ?
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Face à ces incertitudes, la main-tendue de Barack Obama, dépourvue de toute naïveté et ferme sur ses objectifs, notamment en matière de prolifération nucléaire, se révèle plus importante que jamais. Prendre prétexte des élections truquées du 15 juin pour critiquer un prétendu angélisme serait catastrophique.
Certes, rien ne dit aujourd’hui que son message produira des effets à brève échéance. Même si les réformateurs parvenaient finalement à s’imposer, ce serait dans un contexte tel qu’ils ne pourraient pas rompre brutalement avec la politique nucléaire soutenue par le Guide et mise en œuvre par Ahmadinejad.
Mais au moment où la société iranienne montre sa volonté de changement, au moment où la jeunesse exprime sur Twitter et YouTube sa soif d’ouverture internationale, nous devons plus que jamais avoir l’audace d’une politique qui, sans rien nier des tensions et des divergences, cherche plutôt à les dépasser.
La tentation du raidissement en Europe, aux Etats-Unis ou en Israël, en oubliant que la fermeté ne fonctionne que si elle s’accompagne de signes d’ouverture, ne ferait que conforter les éléments les plus conservateurs du régime iranien. Et elle fragiliserait inévitablement les réformateurs.
La voie de l’ouverture est difficile, parce que facilement tournée en aveu de faiblesse. C’est au contraire la voie la plus réaliste. Nous devons aujourd’hui plus encore qu’hier encourager Barack Obama à persévérer.
En montrant que la donne a changé en Occident, il confortera les réformateurs, légitimes pour dire à tous les Iraniens qu’une autre politique est non seulement possible, mais souhaitable.
Sur ce sujet, nous vous conseillons la lecture des écrits de
Fariba Abdelkah et de Jean-François Bayart.
mercredi 17 juin 2009
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