mercredi 1 juillet 2009
Détrônons le PIB !
LE FIL IDéES - Tout le monde dénonce la dictature du produit intérieur brut, indicateur toujours référent pour évaluer les “progrès” d'un pays. Reste à inventer d'autres indicateurs. Les projets ne manquent pas…
Quarante années à se battre. Quarante ans que des économistes, des philosophes, des ONG du monde entier cherchent à détrôner LE référent star de l'économie, le roi des statistiques : le fameux PIB, ou produit intérieur brut. Mais rien n'y fait. A Bercy comme ailleurs, les yeux restent rivés sur cet indicateur de richesse et décortiquent la moindre de ses fluctuations. La bataille a jusqu'ici été inégale. D'un côté, des contestataires, certes de plus en plus nombreux, mais jugés « hétérodoxes » ou anecdotiques, à l'image de l'exotique royaume du Bhoutan qui imagina dès 1972 le « bonheur national brut ». Face à eux, une icône des temps modernes, le PIB, conçu pour évaluer la production d'une économie nationale et sacré symbole de la mesure du « progrès » des sociétés. Mais le vent tourne. Avec la crise écologique aiguë, le hiatus criant entre croissance économique et bien-être, et l'explosion des inégalités, on redécouvre cette évidence : le PIB n'a jamais été pensé comme un thermomètre de la qualité de la vie. Il n'a même rien à y voir. Résultat, la fronde anti-PIB « s'officialise », notamment en France.
La première attaque est partie de l'Elysée en janvier 2008 : Nicolas Sarkozy nomme une commission dirigée par les Prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz et Amartya Sen. Sa mission ? Inventer de « nouveaux indicateurs de richesse ». Attendu pour avril, puis pour septembre, son rapport sera remis « début juillet », selon son coordinateur général, Jean-Paul Fitoussi. La seconde vient d'une autre commission, confiée par François Fillon au Conseil économique, social et environnemental. Elle vient de rendre ses conclusions, moins médiatiques mais passionnantes.
Que s'est-il passé pour que Sarkozy se mue soudain en pourfendeur du PIB et de la « croissance quantitative » ? Un choix stratégique, d'abord : avec ce coup médiatique, en empruntant à la gauche idées et personnalités, l'Elysée lui coupe l'herbe sous le pied. Ainsi la composition de la commission a en partie été organisée avec Jean-Paul Fitoussi, économiste keynésien, directeur de l'Observatoire français des conjonctures économiques (le centre de recherche de Sciences Po) et l'un des rares en France à disposer d'un réseau international de chercheurs, de haute volée et plutôt marqué à gauche. Lui a convaincu des figures comme Stiglitz et Sen mais aussi Tony Atkinson, un spécialiste mondial de l'analyse de la pauvreté, ou Kenneth Arrow, autre Prix Nobel d'économie...
« Mais surtout, l'Elysée a senti l'air du temps... », résume l'économiste Jean Gadrey, membre de la commission Stiglitz. Sur les traces des premières critiques au PIB formulées par le rapport Meadows (le fameux « Halte à la croissance » du Club de Rome) dans les années 1970, des précurseurs ont relancé le débat en France il y a dix ans. Parmi eux, les philosophes Patrick Viveret (aussi magistrat à la Cour des comptes) et Dominique Méda, Jean Gadrey et une autre économiste, Florence Jany-Catrice (1). Et des institutions aussi peu alternatives que l'ONU ou l'OCDE ont aussi ouvert la voie, avec de nouveaux indicateurs à la clé ou de grandes conférences internationales.
« Au point qu'un consensus se dessine sur les limites du PIB, jusque chez les économistes et les statisticiens, résume Philippe Le Clézio, rapporteur de la commission du Conseil économique et social. Que lui reproche-t-on ? De se contenter d'additionner les valeurs produites par les entreprises et les administrations. Et de ne tenir aucun compte des activités non monétaires.» Oublié, le « temps libre » ! Oublié, le travail domestique ou bénévole ! Comme disait Alfred Sauvy, «épousez votre femme de ménage et vous ferez baisser le PIB ». Quant à la répartition des richesses, elle aussi est invisible. « Les concepteurs du PIB, imprégnés de l'idée selon laquelle croissance économique et progrès ne seraient qu'une seule et même chose, étaient convaincus que les inégalités régresseraient au fur et à mesure du développement », ajoute Le Clézio.
Ce n'est pas tout : les dégâts sociaux et environnementaux, eux, augmentent le PIB dès lors qu'ils permettent de produire des biens marchands ! La déforestation en Amazonie ? Rien de tel pour faire grimper le PIB brésilien car elle permet une culture intensive du soja ou du maïs. Une marée noire ? Dépollueurs et assureurs se mettent au boulot... Bref, loin d'être une boussole, le PIB nous aveugle. Selon Joseph Stiglitz, dans le rapport préliminaire de la commission, nous avons pris les Etats-Unis pour modèle sur la base de leurs statistiques de croissance et de PIB par habitant, alors qu'il s'agissait d'un pays en faillite sur presque tous les plans, économique, social, écologique et financier...
Bonne nouvelle, partout dans le monde, de nouveaux thermomètres se sont multipliés. Certains se sont même taillé un joli succès, jusqu'à faire de l'ombre au PIB. L'« indicateur de développement humain » (IDH) des Nations unies, calculé depuis 1990, évalue à côté de la richesse matérielle l'espérance de vie et l'accès des habitants à la santé et à l'éducation. Autre étoile montante, l'« empreinte écologique » : grâce à elle, on sait qu'un Français a besoin de 5,1 hectares pour vivre et (sur)consommer, bien au-delà des capacités offertes par la Terre (1,6 hectare par humain). Plus connu des experts, l'« indicateur de bien-être économique » des Canadiens Osberg et Sharpe repose, lui, sur quatre piliers de « valeurs », allant de la consommation au degré de protection sociale ou de préservation du capital environnemental. «On y apprend, explique Florence Jany-Catrice, que les Anglo-Saxons ont connu une régression de leur bien-être dès le milieu des années 1980, bien plus nettement que les pays scandinaves...» L'économiste vient de concocter un « indicateur de santé sociale » des régions françaises, à partir d'un baromètre des inégalités et de la pauvreté réalisé pour le Nord-Pas-de-Calais. Qu'y apprend-on ? Que les territoires les plus riches économiquement sont classés parmi les plus « pauvres » à l'aune de cet indicateur. L'Ile-de-France, dotée du meilleur PIB par habitant, est à la dix-septième place du classement, avec une explosion des inégalités. Le « pauvre » Limousin, lui, caracole en tête du classement des performances sociales...
Et puis, il y a aussi l'« indicateur du bonheur » du chercheur néerlandais Ruut Veenhoven (la France y occupe la trente-neuvième place...), la « carte mondiale du bonheur » de l'Anglais Adrian White, ou encore l'« indicateur de sécurité personnelle » du Canadian Council on social development. Une multiplicité de boussoles qui dit aussi les limites de chacune. D'où ces questions qui ont animé les commissions Stiglitz et du Conseil économique : combien d'indicateurs faut-il pour sortir de l'emprise du PIB ? Un seul, deux ou trois, ou toute une batterie ? Veut-on mettre en avant l'écologie ? Les inégalités ? Et comment joindre les deux ? «Nous avons besoin d'outils précis, qui fassent sens, martèle Jean-Paul Fitoussi. Il n'est pas question de proposer un seul indicateur magique, qui agrégerait toute une série de grandeurs mais qui ne voudrait rien dire sur le plan scientifique ! » Histoire de respecter les points de vue différents, voire opposés, des vingt-cinq membres de sa commission, le rapport Stiglitz devrait donc détailler « toute une série de pistes ». Avec deux propositions développées dans le pré-rapport : une « nouvelle » comptabilité nationale, avec notamment un PIB «amélioré», intégrant mieux la production non marchande. Et un indicateur inspiré de celui de la Banque mondiale : l'« épargne nette ajustée » (qui évalue l'usage durable par une économie de son capital économique, humain et naturel). Même prudence du côté du Conseil économique et social, qui privilégie une approche « tableau de bord » avec une douzaine d'indicateurs, et mise sur le « bilan carbone », qui mesure les émissions de C02 dues à l'activité humaine.
Mais une batterie d'indicateurs, aussi performants soient-ils, peut-elle rivaliser avec la force symbolique du seul PIB ? Sans doute pas. « Aucun indicateur ne pourra rendre compte de la complexité du réel, dit Patrick Viveret. Un indicateur est un outil pour sensibiliser et alerter : il doit "parler" aux gens afin qu'ils modifient leurs comportements ou acceptent des politiques radicales. » Un point de vue partagé par Dominique Méda : « Il faut choisir un ou deux indicateurs synthétiques capables de concurrencer le PIB. Certes il y a autant de types d'indicateurs que de façons de se représenter une "bonne" société, et la principale critique faite aux propositions alternatives au PIB est leur caractère arbitraire. D'où la nécessité de les choisir grâce à une délibération collective de qualité. » Derrière le débat souvent très technique, se joue une passionnante bataille, philosophique et politique : sur la manière de représenter le « progrès », sur les valeurs de la société que l'on veut se donner. « Un indicateur n'est jamais neutre, insiste Florence Jany-Catrice, il intègre d'énormes options idéologiques. Non seulement il formate une vision du monde mais il tend à transformer la réalité : parce qu'il induit des politiques et que les énergies finissent par se concentrer et s'adapter à ces informations chiffrées. » Imaginons ainsi une Europe dotée de critères de convergence sociaux et écologiques : il y a fort à parier qu'elle prendrait une direction différente de celle de Maastricht...
Et qui en décidera ? « Un petit groupe de savants, aussi éclairés soient-ils, peut-il déterminer ce qu'est une "bonne" société et choisir les critères pour qualifier et déterminer ses évolutions ? s'interroge Jean Gadrey. Les outils qui nous ont rendus aveugles ont été produits par des économistes. Pour retrouver la vue, on fait appel presque uniquement... à des économistes. » Et à des hommes : sur les vingt-cinq experts de la commission Stiglitz, deux seulement sont des femmes, l'Américaine Nancy Folbre et l'Indienne Bina Agarwal. La première a travaillé sur l'évaluation... des activités domestiques et de soin !
« Nous ne prétendons pas être légitimes pour faire ce choix, nous ne proposons qu'une boîte à outils. Il n'a jamais été question d'organiser un Grenelle de la mesure, se défend Jean-Paul Fitoussi. A la société d'en débattre ensuite ! Notre pré-rapport est en ligne, libre à chacun d'en prendre connaissance et de faire ses remarques ! » Encore faut-il maîtriser les termes du débat, ultra-technique, et rédigé en anglais. Des commentaires peuvent être envoyés par mail jusqu'au 5 juillet, mais ils ne seront connus que par le secrétariat de la commission. « On est loin du débat ouvert à tous, tel qu'il a été promis », déplorent Dominique Méda et Patrick Viveret, qui ont constitué en 2008 avec Gadrey, Jany-Catrice et d'autres un Forum pour d'autres indicateurs de richesse (FAIR).
Dommage, d'autant qu'une démarche plus ouverte était possible, à l'image de celle choisié par le Conseil économique et social, qui a consulté plusieurs personnalités de la société civile et préconise d'« associer étroitement les citoyens aux choix des indicateurs et à l'évaluation de leurs évolutions, via des conférences citoyennes ». Ou de celle élaborée par Florence Jany-Catrice pour le baromètre des inégalités dans le Nord-Pas-de-Calais. « Nous avons mis en place une démarche participative, avec des experts, des fonctionnaires, mais aussi des associations. Tous ont interprété les résultats, débattu des variables et proposé des alternatives. Car l'idée de ces indicateurs est d'en faire un outil de délibération collective. Pour aller "au-delà" du PIB, il faut faire fonctionner la démocratie en relation étroite avec l'expertise. » Entre la méthode des experts de la commission Stiglitz et celle préconisée par le Conseil économique et social, quelle voie le gouvernement choisira-t-il ?
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Weronika Zarachowicz
Télérama n° 3101
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