08 septembre 2009 - 19:33
Par l'équipe de Ségolène Royal
L’attention des commentateurs français s’est dernièrement focalisée sur la question iranienne. Cela a éclipsé un dossier qui est pourtant au sommet de l’agenda international et qui revient en force en France et à l’OTAN: l’Afghanistan.
I- La situation militaire : un enlisement prévisible
Le débat américain tourne autour du rapport remis par le commandant en chef des forces américaines et de l’OTAN, Stanley McChrystal.
La situation militaire et politique s’est très sensiblement dégradée au cours des deux derniers mois, et l’élection présidentielle bâclée du mois d’août, contestée avant même d’en connaître les résultats, n’en a été qu’une manifestation.
2009 est d’ores et déjà l’année la plus meurtrière depuis le début des opérations (automne 2001), tant pour les soldats américains de l’opération Enduring Freedom que pour ceux de la Force internationale d’assistance à la sécurité (OTAN), dont la France est partie prenante avec un contingent d’un peu plus de 2800 hommes.
Tout indique que les talibans ont amélioré leurs techniques de guerre, peut être avec l’aide de « formateurs » venant de pays arabes ou d’Asie centrale et jouant le rôle que les conseillers occidentaux jouent auprès des forces afghanes (source : New-York Times, les Talibans surprennent les forces américaines avec des tactiques améliorées).
Leur approche du combat s’est en tout état de cause profondément « raffinée » :
• petits groupes mobiles accrochant des unités isolées, l’Armée nationale afghane (ANA), plus vulnérable et plus facile à infiltrer, étant souvent prise pour cible ;
• meilleure gestion du temps et plus grande rapidité des offensives, liée à une meilleure connaissance des délais de réponses des forces américaines. Un général de l’armée de terre américaine avoue d’ailleurs : « ils savent exactement combien de temps ils ont [pour agir] avant d’être obligés de cesser le combat et de décrocher ».
• Utilisation des IED (Improvised explosive devices, engins explosifs improvisés) le long des routes qu’empruntent les convois, ces bombes artisanales, extrêmement meurtrières, contribuant à saper le moral de troupes.
Parallèlement, les talibans tirent parti des dilemmes auxquels l’armée américaine et, dans une moindre mesure l’OTAN, font face.
• Utiliser l’appui aérien (notamment les drones) et les offensives nocturnes pour préparer le terrain et réduire au maximum les pertes au sol, au risque de provoquer des morts de civils leur aliénant un peu plus le soutien (déjà très faible) des populations ;
• réduire les engagements aériens et les offensives de nuit, mais avec la perspective d’affrontements au sol beaucoup plus violents et meurtriers. A noter aussi la grande propension des talibans à se fondre dans la population. Le champ de bataille devient flou, nébuleux et les forces armées conventionnelles sont évidemment moins préparées à ce type de terrain.
Au final, il est à craindre qu’avec le temps, les combattants talibans connaissent une évolution semblable à celle du Hezbollah libanais. Comme ces derniers, ils seraient alors capables de conjuguer :
• des offensives limitées et ciblées de type guérilla, meurtrières pour les occidentaux et les forces de l’Armée nationale afghane.
• une forte dispersion des unités combattantes et une grande capacité défensive, rendant impossible toute neutralisation définitive (de ce point de vue les grottes d’Afghanistan n’ont rien à envier aux tunnels creusés par le Hezbollah du Liban-Sud) ;
• le recours à des armes rudimentaires (type IED) mais faciles à fabriquer et efficaces, avec symétriquement, l’utilisation accrue de technologies sophistiqués (missiles, détonateurs électroniques perfectionnés) ;
• une présence constante auprès des populations, jouant sur la peur et sur l’incitation : mutilation et meurtre des opposants ; offre de protection et de service à ceux qui se rangent derrière eux.
Cette évolution, si elle devait se confirmer, rendrait pratiquement impossible une « victoire décisive » (à l’image des désillusions de l’armée israélienne lors de la guerre au Liban Sud en 2006). En jouant sur le facteur temps et sur l’usure, les talibans affaiblissent les forces occidentales présentes en Afghanistan. Et l’impossibilité de proclamer une victoire militaire se transforme rapidement en défaite politique auprès de l’opinion publique.
II- Les conséquences : un débat vif aux Etats-Unis
De nombreux observateurs pensent que, fort des analyses contenues dans son rapport, le général McChrystal devrait demander l’envoi de nouvelles troupes à Barack Obama, et ce, alors même que la présence américaine a déjà été renforcée de 21 000 hommes cette année. Elle s’élève aujourd’hui à 68 000 soldats sur 110 000 présents au total en Afghanistan, FIAS comprise et toutes nationalités confondues.
Le Président Obama, se retrouve donc pris entre deux feux : entre d’une part sa promesse de gagner the war of necessity, la « guerre de la nécessité », et d’autre part une opinion désormais majoritairement hostile au conflit.
Le coût financier et moral de la guerre devient en effet de plus en plus difficile à justifier. En 2001, l’Amérique traumatisée par les attentats du 11 septembre avait le sentiment de jouer sa survie en Afghanistan. L’éradication des talibans et d’Al Quaeda était un objectif légitime pour les Américains, justifiant d’ailleurs un abandon de la doctrine du « zéro morts » qui prévalait depuis la Guerre du Vietnam. L’Amérique était une puissance blessée à vif : toute une nation se voyait en guerre et se vivait en guerre.
Nous n’en sommes plus là. Un éditorial récent du très influent Georges Will, du Washington Post est révélateur :
« La stratégie des Etats-Unis – protéger la population afghane – est de plus en plus consommatrice de troupes, tandis que les Américains sont de plus en plus impatients face à la détérioration de la situation. Cette guerre est déjà plus longue de moitié que ne l’a été l’engagement américain lors des deux guerres mondiales réunies.
La stratégie américaine est « claire [nous dit-on] : tenir et construire ». Claire ? Les forces talibanes sont capables de s’évaporer puis de réapparaître, confiantes dans le fait que les troupes américaines seront toujours trop peu nombreuses pour engranger leurs gains.
A partir de là, la construction de l’Etat (Nation-builiding) serait de toute façon impossible, même si nous savions comment faire et même si l’Afghanistan n’était pas le pire endroit de la Terre pour ce faire après la Somalie. La Brookings institution (un des think tanks américains les plus influents) classe la Somalie comme la seule Nation avec un Etat plus faible que l’Afghanistan.
Au lieu de cela, les forces devraient être substantiellement réduites au profit d’une politique largement revue : l’Amérique ne devrait faire que ce qu’il est possible de faire à partir de bases off-shore et utiliser le renseignement, des drones, des missiles de croisières, des frappes aériennes et ne maintenir [sur le terrain] que des unités de forces spéciales réduites et puissantes, se concentrant le long des 1500 miles de frontière poreuse avec le Pakistan, un pays qui nous préoccupe. »
Cette prise de position, qui fait en partie écho au retour d’une tentation isolationniste et prône un mode d’intervention pré-11 septembre (sur le modèle du Kosovo), a suscité des réactions très vives.
Pour les partisans de l’escalade, le terrain serait mieux assuré et les populations mieux sécurisées si les forces présentes étaient plus nombreuses. Dans leur esprit, le retrait est une solution inimaginable car ce serait laisser le pays aux talibans et à la guerre civile ; rester au milieu du guet n’aurait pas de sens ; quant aux actions à distance, elles seraient encore plus dangereuses qu’une guerre sur le terrain.
Un expert comme Stephen Biddle, du Council on Foreign Relations, conseiller du Général McChrystal, a beau jeu de pointer l’efficacité relative des drones et des bombardements. Quoi qu’il en soit, la « guerre à distance » pourrait avoir des répercussions dramatiques : sur le plan politique, l’hostilité vis-à-vis des Etats-Unis serait encore plus forte que ce qu’elle est actuellement.
Que faire ?
Le sujet Afghan est aujourd’hui brûlant pour les Américains. Mais il l’est également pour tous les pays engagés dans la coalition de l’OTAN et notamment pour la France. Car jamais l’Administration américaine n’acceptera d’augmenter ses forces si l’OTAN ne fait pas de même. Ce n’est pas un hasard si le secrétaire général de l’Organisation atlantique, Anders Rasmussen a commencé une tournée de bons offices, en Turquie et en France.
Nous ne pouvons donc échapper aux interrogations légitimes sur notre présence en Afghanistan, sur les objectifs que nous y poursuivons, sur l’opportunité d’une présence accrue, d’une stabilisation des effectifs militaires, ou au contraire d’un retrait.
Le constat ne fait pas de doutes. Les talibans sont puissants. La construction de l’Etat Afghan se heurte à la puissance concurrente et à l’autonomie des pouvoirs locaux. Il est très difficile de penser un Etat centralisé et fort dans ce que certains appellent la Nation impossible, agrégat d’ethnies (Pachtounes, Tadjiks, Tukmènes, Azaras), de langues (persophones, turcophones…) et de religions (chiites vs sunnites) différentes. La porosité avec la frontière pakistanaise donne une base de repli aux talibans et voici le Pakistan aujourd’hui « contaminé » par le conflit.
A cela s’ajoute la corruption généralisée, notamment dans l’entourage immédiat du Président Hamid Karzaï. Le trafic de drogue prospère, au bénéfice des Talibans mais pas seulement. L’aide internationale est massivement ponctionnée.
Faut-il donc accroître les troupes occidentales présentes en Afghanistan ?
Dans De la Guerre, Clausewitz identifie deux facteurs justifiant le refus de la « montée aux extrêmes » : la grande probabilité d’une défaite ; le coût potentiel de la victoire. En Afghanistan, l’armée américaine et la Coalition de l’OTAN font certainement face à la deuxième hypothèse.
Comme l’écrit Clausewitz, le coût qu’une Nation est prête à consentir dépend étroitement de l’objectif politique assigné à la guerre : lui seul permet de définir le temps d’engagement et le niveau de sacrifice acceptables aux yeux de l’opinion publique.
Lorsque les coûts et les risques apparaissent trop élevés, alors est-il temps de penser, sinon à un retrait ou à la paix, en tout cas à un armistice. Rappelant la décision de Bismarck en 1870 de stopper l’avancée des forces allemandes à l’entrée de Paris, de Gaulle disait que le génie consiste parfois à savoir quand s’arrêter.
La seule question que nous devons poser est donc la suivante : quels objectifs = politiques = légitimes poursuivons-nous en Afghanistan ? Et son corrolaire : l’escalade militaire est-elle de nature à réaliser un tel objectif ?
Si l’on suit cette discipline intellectuelle et politique, on remarque d’emblée que le risque d’enlisement – réel au demeurant – ne saurait être le = premier = argument invoqué par les opposants à l’envoi de troupes supplémentaires. Une guerre peut durer. Longtemps. Etre coûteuse. Mais cela ne suffit évidemment pas à en invalider la légitimité. Là encore tout dépend de l’objectif.
Si donc on considère que la lutte contre le terrorisme d’Al Quaeda est le seul objectif politique qui justifie encore l’intervention en Afghanistan, alors une = augmentation = des troupes n’est ni nécessaire, ni souhaitable.
Pas nécessaire parce que la lutte contre le terrorisme peut emprunter d’autres voies que celle de l’action militaire à outrance et ce, même si elle s’appuie en tant que de besoins sur des moyens militaires (renseignement, forces spéciales…).
Pas souhaitable parce qu’une augmentation des troupes aujourd’hui conduirait à une fuite en avant inexorable demain. Nos soldats risqueraient d’être perçus un peu plus chaque jour comme appartenant à une force d’occupation. Et l’on nous demanderait à nouveau d’ici quelques mois d’accroître leur nombre pour…garantir leur sécurité.
Ce qu’il faut maintenant, c’est stabiliser les effectifs de soldats présents puis reconsidérer le partage entre notre action civile et notre intervention militaire.
• On dira évidemment que limiter notre engagement militaire, voire bientôt le réduire et à terme nous retirer reviendrait à ouvrir un boulevard, d’abord aux talibans, ensuite à Al Quaeda. Cela n’est pas si sûr.
Premièrement, n’oublions pas qu’Al Quaeda, si elle reste une menace, a subi des pertes continues et très lourdes depuis 2001.
Deuxièmement, une politique de vigilance extrême n’est pas synonyme d’intervention militaire. Lorsqu’on y regarde de plus près, on constate que le cas Afghan est loin d’être unique : pourquoi dans ces conditions ne pas prôner d’intervention au Yémen ou en Somalie, pays qui eux aussi peuvent (voire sont déjà) des sanctuaires pour le terrorisme ? Parce que comme le disait un officier engagé en Afghanistan : « A trop gratter l’abcès, il s’infecte » ! Ce que nous refusons pour d’autres parties du monde, ce que nous avons dénoncé en Irak, nous devons le rejeter en Afghanistan.
Troisièmement, une question toute simple mériterait au moins d’être posée et examinée sérieusement : les talibans sont-ils toujours le fourrier d’Al Quaeda en Afghanistan ? Ou bien y-a-t-il différentes tendances à l’intérieur du mouvement ? Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est appliquer le principe du « diviser pour mieux régner ». En France, Olivier Roy a rappelé à plusieurs reprises que l’on n’échapperait pas à une négociation inter-afghane, incluant les talibans modérés. Si ces derniers existent, alors sans doute a-t-il raison. Hamid Karzaï se déclare prêt à une telle ouverture.
• Maintenant, voici quelques pistes pour combattre le terrorisme avec efficacité et réalisme :
1) mettre l’accent sur les populations, qui n’ont aujourd’hui accès à aucun service essentiel (eau, santé, électricité…) parce que l’aide n’arrive pas.
C’est sur la base du mécontentement social que les talibans prospèrent. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à l’entretenir en s’en prenant à toutes les infrastructures essentielles (routes, électricité).
Voilà pourquoi il est urgent de rétablir l’accès à ces services et de demander à l’Armée nationale afghane d’en assurer prioritairement la sécurité. Voilà pourquoi il faut exercer une pression constante sur le gouvernement Afghan pour qu’il lutte contre l’ « hydre de la corruption », du plus haut niveau à l’échelon le plus modeste. L’enjeu à terme, c’est de couper les talibans de leur terreau.
2) renforcer considérablement les unités spécialisées dans le contre-terrorisme. Combattre le terrorisme, c’est aussi et peut-être d’abord une bonne complémentarité entre police, justice et renseignement. Une partie importante des sommes dépensées pour les opérations extérieures en Afghanistan mériterait d’être redéployée pour envoyer plus de policiers spécialisés dans la lutte anti-terroriste (du FBI, du MI5 , de la Direction centrale de la sécurité intérieure) et plus de magistrats. Non seulement pour former, mais aussi pour jouer un rôle directement opérationnel, avec l’appui d’unités d’intervention spéciales occidentales ;
3) Gérer de manière vigilante les conséquences de l’élection présidentielle en essayant de promouvoir un rapprochement entre Abdullah Abdullah et Hamid Karzaï. Si les résultats devaient être longuement contestés, le pays basculerait dans une désorganisation complète. Une forme d’Union nationale doit donc être promue, préalable indispensable à une négociation globale intégrant les talibans modérés./.
Liens :
http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2009/09/01/AR2009090103908.html?hpid=topnews
http://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/Hezbollah.pdf
http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2009/08/31/AR2009083102912.html
http://www.time.com/time/nation/article/0,8599,1919960,00.html
Bibliographie :
Les guerres batardes, Arnaud de la Grange, Jean-Marc Balancie, Perrin, 2008
mercredi 9 septembre 2009
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